L’interdit du bœuf en Chine

Le titre de l’article peut au premier abord surprendre, on mange bien du bœuf en Chine, mais cela n’a pas toujours été le cas.

La question de l’interdit du bœuf, 牛戒 en chinois, présente un double intérêt, d’une part, l’étude des conséquences d’une telle interdiction sur la vie sociale, d’autre, la question plus générale de la relation homme – animal dans la culture chinoise.

Vincent Goossaert, auteur du livre sur lequel je m’appuie, inscrit son étude dans une approche anthropologique de l’interdit et du tabou. Ces notions sont abordées jusqu’au milieu du XXe siècle soit comme une forme de pensée magique, soit dans une perspective positiviste et fonctionnaliste (fondements rationnels). Par la suite, ces notions sont renouvelées dans les années 1960, avec les travaux de Mary Douglas (Purity and Danger, 1967) qui fournit une analyse globale des systèmes de prohibition. Selon Mary Douglas, les tabous et les interdits que se donne une société est une manière d’isoler les objets et les situations anormales. Suivent ensuite les travaux de Leach qui visent à contester l’interprétation fonctionnelle des tabous pris isolément, et à leur donner sens au sein du système de représentation de la société considérée. Frederick Simoons, dans son ouvrage Eat Not This Flesh, propose un panorama des interdits carnés en usage dans le monde, à travers l’histoire. Son approche est plus prudente que Douglas et Leach dans la théorisation et la conceptualisation, il montre une grande variété de situations et l’impossibilité de réduire ces interdits de la viande à un modèle universel. Plus particulièrement, il est partisan de l’idée de Douglas et Leach selon laquelle le monde vécu est catégorisé, en particulier les animaux en fonction de leurs rapports au corps social, rapports qui vont de très familier à très lointain.

Goossaert vise à montrer le développement du discours sur l’interdit du boeuf au cours de l’histoire plutôt que l’application concrète de cet interdit. Mais surtout de montrer comment cet interdit contribue à structurer la société chinoise, l’interdit du boeuf est « un acteur de l’histoire, formé par un contexte social, économique et religieux, mais influençant à son tour ce contexte. »Confucius

Pour cela, il développe son discours en deux temps, tout d’abord, il dépeint le contexte dans et par lequel l’interdit du boeuf se définit. Il considère de la place de l’interdit du boeuf dans un contexte de végétarisme et d’interdit de tuer les animaux, mais l’interdit du boeuf n’en est ni une sous-partie ni même une partie. Dans cette première partie, il traite du statut particulier des bovins en Chine vis-à-vis des autres animaux. La seconde partie se consacre entièrement à l’étude de l’interdit du boeuf à proprement parler : l’évolution du discours de l’interdit du boeuf dans l’histoire et sa diffusion, notamment au travers des livres de morale, puis, il étudie les effets de ce thème sur la société chinoise, sur le rôle et la motivation des différents acteurs tels que les bouchers bovins, la cour impériale, les magistrats, les organisations religieuses, les défenseurs des bovins…

Goossaert nous propose une approche du contexte dans lequel s’inscrit l’interdit du boeuf. Contexte qu’il observe au travers des principaux acteurs de l’histoire sociale par rapport à l’histoire de l’interdit du boeuf, à savoir, les autorités religieuses et morales (les clergés des trois religions instituées, confucianisme, bouddhisme, et taoïsme) et sur les groupes qui définissent la pratique communautaire (familles et lignages, associations pieuses et communauté de cultes).

Au cours de l’histoire chinoise, le végétarisme et la non-violence forment un objet autonome qui nourrit de nombreux débats, et qui définit l’identité des groupes sociaux (mangeur de viande/non-mangeur de viande). Le végétarisme est à la fois l’expression ultime des valeurs de la société chinoise (bienveillance envers tous) et l’opposé d’un des fondements de la religion chinoise, la pratique sacrificielle. Par conséquent, en chaque circonstance l’attitude chinoise envers la pratique des sacrifices et la viande résulte d’un compromis entre des idéaux religieux et moraux. La société chinoise est donc en perpétuelle tension entre des références qui sont contradictoires, mais qui se révèle créatrice . Elle la pousse à trouver des compromis entre pratique sacrificielle, consommation de viande et non-violence, végétarisme qui sont des éléments aux fondements de la culture chinoise. C’est dans ce contexte que l’interdit du boeuf prend racine et se développe.

Venons en maintenant à la place du bovin en Chine. Depuis la fin de l’antiquité, la Chine a axé sa production agricole principalement sur la céréaliculture, tant et si bien que l’État ne reconnait pas l’élevage comme une forme d’activité économique (bien qu’il le pratique lui même). En conséquence, la place du bovin est tout à fait particulière et spécifique à la culture chinoise. Dans ce contexte économique, le boeuf, comme outil de travail, est un animal protégé par l’État.

À ce point de l’exposé, on a d’une part le discours des trois autorités morales chinoises qui prône le végétarisme et la non-violence envers la nature en général (à différents degrés en fonction de la religion et des spécificités locales, car on est dans le cas de religions non centralisées). Et d’autre part le discours étatique qui protège le boeuf comme animal de travail. Pour Goossaert, c’est à partir de cette situation que nait l’interdit du boeuf en Chine, discours qui va se développer de façon autonome.

L’interdit du boeuf est construit de deux points, d’une part il ne faut pas tuer, ni consommer de boeuf, d’autre part il faut respecter l’animal. Les personnes ne respectant pas cet interdit s’exposent, naturellement, à des sanctions, tout d’abord terrestre puisque l’abattage du boeuf est interdit par la loi, ensuite céleste, le tueur ou mangeur de boeufs sera jugé devant les tribaux infernaux et/ou sera maudit. Le thème de l’interdit du boeuf est très souvent lié, à travers les anecdotes étudiées par l’auteur, à celui de la pureté et de la souillure. Il s’agit là d’un thème classique de l’anthropologie, c’est pourquoi Goossaert mobilise une nouvelle fois Mary Douglas pour l’approcher. Les mangeurs de boeufs en transgressant l’ordre moral chinois, se trouvent marqués physiquement avec l’apparition de maladie, ou bien sont victime d’épidémie qui déciment tous les mangeurs de boeuf. S’en suit un rejet de l’humanité des mangeurs de boeufs.

Goossaert, attaché à l’aspect multicausal, propose plusieurs hypothèses d’explication de cet interdit. Tout d’abord des causes écologiques et socio-économiques, entre le IXe et le XIIIe siècle, les zones de pâturage jusqu’alors utilisé pour l’élevage passent aux mains de puissances ennemies. De plus, la très forte démographie réduit les zones possibles de pâture, à cela s’ajoute la fin des grands domaines agricoles qui étant les principaux lieux d’élevages. D’un point de vue culturel, le passage à la dynastie Song marque le rejet des modes de cuisine de la dynastie précédente, les Tang, qui consommaient beaucoup de bovins, d’ovins et de produits laitiers. Les bovins sont placés au coeur de l’identité culturelle chinoise, symbole de la civilisation agricole.

Ensuite, Goossaert nous propose une hypothèse d’explication religieuse, l’interdit aurait été imposé par un dieu. Autour du IXe — XIIIe siècle, l’histoire religieuse chinoise marque un tournant par le développement du culte aux saints locaux et régionaux qui prennent place dans des institutions cléricales monastiques. Ce tournant provoque une perte de puissance des institutions cléricales et entraine un foisonnement de révélations nouvelles, or, l’interdit du boeuf se fonde précisément sur les révélations. Certaines institutions religions tenteront de récupérer ces révélations sur l’interdit du boeuf. Toujours dans le sens d’une explication religieuse, l’auteur apporte une piste d’explication venue du taoïsme. De plus, la divinité Zhenwu (真武) devient l’une des principales divinités à cette époque, or, les bovins lui sont très étroitement liés ce qui nous fournit encore une piste d’interprétation.

Une hypothèse est aussi proposée d’un point de vue sacrificiel, le bovin est « l’animal sacrificiel suprême », et en conséquence il est réservé aux plus hautes divinités.

Cependant, Goossaert souligne qu’il est impossible de déterminer la part exacte des différents types de causalités dans l’émergence de l’interdit du boeuf, entre les plus pragmatiques comme le prix et la rareté du bétail et les causalités plus profondément culturelles. De plus, il précise que bien que l’interdit du boeuf soit imposé par une institution, il ne peut être rationalisé de manière uniforme du fait que cet interdit s’est spontanément formé et répandu chez des acteurs qui avaient une motivation et une rationalité propre.

Le statut du bovin a connu une très forte évolution de l’apparition de l’interdit sous les Han (206 av. n. è.— 220) à la dynastie Song (960 — 1279), dynastie sous laquelle il a atteint son plus haut niveau de valeur. Il ne peut être, alors, sacrifié que dans un contexte exceptionnel. Le boeuf est décrit comme étant l’animal le plus proche de l’humain aussi bien dans sa familiarité, dans ses relations de dépendance mutuelle, dans ses sentiments que dans ses expressions. Cette évolution du statut du bovin permet de répondre à la contradiction importante du système éthique et religieux de la Chine médiévale : la coexistence de la valorisation de la non-violence et du végétarisme, et la nécessité des sacrifices sanglants. Les Chinois peuvent ainsi mettre en pratique leur respect de la vie, leur compréhension de l’enseignement de trois autorités morales tout en maintenant l’impératif du sacrifice et la commensalité des banquets et encore en se distinguant des groupes sectaires qui obéissent à la règle du végétarisme radical. Le porc devient alors la viande par excellence et devient le principal animal sacrifié de manière ordinaire. Vers le XIIe siècle, l’interdit du boeuf est intégré dans le discours taoïste et confucianiste, ce qui permet son expansion dans l’espace.

Entre le XVIe et le XIXe siècle, la question de l’interdit du boeuf est principalement véhiculée par le développement des livres de morale (shanshu 善書). Puis ce thème s’étend peu à peu à des tracts, des romans, des manuels scolaires et même du théâtre. L’apparition de ce propos dans les livres de morale se révèle comme une étape supplémentaire franchie, car elle légitime et renforce l’interdit. Le discours de l’interdit du boeuf est passé d’un état de discours isolé à celui de constituant essentiel de la morale chinoise. On peut mettre l’évolution du discours sur l’interdit du boeuf en parallèle avec l’évolution de celui du respect des caractères (hanzi 汉字) qui suit le même développement. Les livres de morale sont des éléments qui transcendent les trois religions chinoises et qui les distinguent des autres religions présentes en Chine (Islam, Christianisme…). Par conséquent, l’interdit du boeuf est appliqué dans les trois religions (mis à part les confucianistes fondamentalistes qui représentent un groupe marginal fermé sur lui même). À partir de ce moment, la contestation de l’interdit du boeuf devient une situation intenable de par son inscription légitime dans la morale chinoise. Le boeuf est érigé en symbole de la civilisation céréalière chinoise, il devient littéralement intouchable. Par la suite, au XIXe siècle, l’interdit est construit comme un thème nationaliste. Il met en évidence les tensions qui règnent dans la société chinoise par rapport aux groupes non chinois (ou groupes non entièrement assimilés à la culture Han), notamment les Hui (musulmans), les ethnies colonisées du Sud et les Occidentaux. L’interdit du boeuf est érigé comme trait essentiel de la sinité. Le respect de cet interdit est une marque de civilisation.

À partir de 1880, les premières contestations fortes de l’interdit du boeuf apparaissent sous l’influence de la présence européenne et l’expansion du christianisme notamment. L’interdiction de l’abattage est remise en cause et une distinction entre animaux de travail et animaux de boucherie est demandée. Tant et si bien que sous la République, les lois condamnant l’abattage sont abandonnées. Outre l’Occidentalisation, l’abandon de la religion chinoise et des livres de morale, principaux promoteurs de l’interdit du boeuf, par les élites politiques chinoises y est aussi pour beaucoup. À cela s’ajoute la politique « anti-superstition » menée par l’État à partir de 1898. La consommation de boeuf se fait progressivement, d’abord en ville avant de gagner les campagnes, mais c’est seulement vers les années 1960 que la consommation du boeuf devient significative.

La question de l’interdit du boeuf s’est construite comme une véritable norme sociale qui a participé à l’élaboration de l’identité de la culture chinoise, mais aussi dans la définition des différents groupes sociaux les uns par rapport aux autres. Le XXe siècle marque une redéfinition de la culture chinoise par les principaux intellectuels qui a amener à l’abandon de nombreuses règles morales, parmi elles l’interdit du boeuf. De plus, le XXe siècle a aussi été marqué par la disparition de nombreuses communautés chinoises, réduisant donc la pertinence de l’interdit comme marqueur des différents groupes. Ainsi, du moins en milieu urbain, l’interdit du boeuf n’existe plus aujourd’hui.

 En 50 ans, l’interdit du boeuf, qui avait pourtant vécu pendant plusieurs siècles et était profondément ancré dans la civilisation chinoise à disparu.

 Le thème de l’alimentation est un des éléments fondamentaux des sociétés asiatiques. Souvent mis en relation avec la religion qui invite à un régime particulier comme c’est le cas du bouddhisme, de l’hindouisme, du jaïnisme. La question de l’alimentation est aussi centrale pour le taoïsme, sur laquelle repose tout l’équilibre du corps. De plus, l’alimentation et la religion sont souvent à l’origine de contradictions au sein même de la société comme c’est le cas avec l’interdit du boeuf (sacrifices sanglants et protection de la vie). Mais c’est aussi le cas dans de nombreuses autres sociétés asiatiques, comme en Inde, où le bouddhisme et l’hindouisme prônent le végétarisme, mais l’apport en protéines est un besoin pour tous. Ces contradictions internes aux sociétés produisent des tensions créatrices d’où émane des stratégies visant à contourner l’interdit tout en le renforçant. C’est le cas dans le bouddhisme avec la consommation de viande de manière rituelle (mithridatisation), ou dans l’interdit du boeuf avec les sacrifices exceptionnels au Ciel.

L’interdit du boeuf fournit à l’anthropologie un exemple de gestion des paradoxes au sein de la société chinoise où cohabitent trois religions. Bien qu’étant historien, l’approche proposée par Vincent Goossaert est empreinte d’anthropologie avec la mobilisation de théorie comme celle de l’interdit et du tabou de Douglas, ou encore des notions de pureté et de souillure. Cependant, étude n’étant constituée que de l’analyse de documents écrits anciens, on peut être amené à s’interroger sur l’état actuel de l’interdit notamment par une approche sur le terrain ce que souhaite l’auteur.

 D’un point de vue des apports d’une telle recherche, l’étude de la relation homme — animal en Chine à beaucoup à apporter et en terme plus proche de l’Occident qu’on pourrait le croire. L’ouvrage La bête singulière de Claudine Fabre — Vassas qui traite des rapports aux cochons et aux bovins dans la paysannerie Occidentale semble assez proche de la conception chinoise du boeuf, tout en restant relatif au contexte. Plus généralement, l’étude de la Chine du point de vue de la relation homme — nature voire culture — nature présente encore de belles perspectives de recherche.

Pour plus d’information, je vous invite à vous reporter au livre de Vincent Goossaert sur lequel je me suis appuyé pour rédiger cet article.  

Source : 

Goossaert Vincent, L’interdit du boeuf en Chine : agriculture, éthique et sacrifice, Collège de France, Paris, Institut des Hautes Etudes Chinoises, 2005.

Xiaoluo Écrit par :

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